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Les Pèlerins de l’Invisible

J’ai vu, dans l’heure bleue où frissonne l’éther,
Le disque du soleil se fendre en mille éclats,
Puis choir, lascif, au bord des soirs ingrats,
Sous l’arche suspendue d’une lune en colère.

J’ai vu, courbés par l’âge, mes anciens trébucher,
Mais sans jamais ployer sous le poids de l’offense,
Gardant le front serein, leur pas dans le silence,
Offrant au sort cruel un cœur sans se venger.

Ils vivaient, droits et fiers, loin du plaisir frivole,
Éclairant l’horizon d’un zèle sans parole.
Et moi, l’âme enchaînée au spectre de la peur,
Je guette chaque souffle où vacille leur lueur.

Craignant de voir un jour la tombe les séduire,
Et d’éteindre à jamais leur douce voix m’instruire,
J’ai vu, dans l’océan, la houle en longs soupirs
Ronger les continents sous un vent libertaire.

Et comme un dieu marin disperser la poussière
Des âges et des murs dressés pour nous haïr.
Mais je n’ai point surpris le sommeil des amants,
Ni vu mes deux parents reposer côte à côte ;

Car l’un se lasse, hélas, l’autre tremble et redoute
Le déclin qui ravit les gestes d’antan.
Alors, naufragé d’un désir sans rivage,
Je perds, morne, le goût même du voyage.

Mon âme, voile usé par l’ombre et par l’ennui,
Se déchire au silence d’un amour qui s’enfuit,
Et la flamme vacille, en sanglot invisible,
Sous le vent glacé d’un deuil indicible.

J’ai vu le firmament, constellé de poussière,
Saigner son sang d’étoiles dans un ciel sans clarté,
Comme une pluie d’adieux tombant à volonté
Sur les marbres muets d’une terre trop fière.

Mais je n’ai point surpris le regard s’assombrir
De ceux dont l’âme en moi savait encore fleurir.
Je crus longtemps l’amour plus fort que l’éphémère,
Un phare éternel dans mes nuits solitaires…

Mais le Temps, ce fossoyeur, m’a ravi les témoins,
Et j’erre, comme un spectre, aux lisières des soins.
Le fer a transpercé mon cœur sans armure,
Et je marche à genoux, dévoré par l’usure.

J’ai vu l’eau bénir les déserts d’un baiser,
Et l’ombre caresser les buissons enlacés,
J’ai vu, dans un jardin qu’on jurerait céleste,
L’odeur d’un Paradis s’exhaler dans les restes.

Mais nulle vision n’a calmé ma douleur,
Car le sort, indolent, m’a ravi mes seigneurs.
Et je reste ici, pleurant sous les ramées,
À l’heure où l’oubli guette les âmes aimées.

Je murmure à leurs noms, j’égrène leur prière,

Un chapelet d’amour pend à mon cou de pierre.

Et, dans son or fané, j’entends leur voix si douce

Me dire, en soupirant : « La fin du corps n’est point une secousse. »