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Il arrive que l’on écrive non pour dire, mais pour retenir ce qui fuit. Non pour figer l’ombre, mais pour lui donner un visage. Ce poème est né d’un vertige silencieux, de cette étrange lumière que projettent ceux que le temps nous arrache sans jamais vraiment les effacer. J’ai voulu, dans la langue, dresser une stèle — non pas pour pleurer les miens, mais pour leur parler encore. Les mots ici sont des pas ; ils cheminent à la lisière du visible et de l’absence, là où l’amour persiste même dépouillé de toute chair.

Je n’ai rien voulu enjoliver : la perte n’a pas besoin de fard. Mais je l’ai confiée à la forme, à la musique, à ce souffle qui, dans le deuil, donne à l’âme une gravité nouvelle. Chaque image, chaque vers, est un caillou semé sur le sentier intérieur d’une mémoire vive — une manière de marcher encore avec eux, de dire à voix basse ce que le silence protège.

On croit souvent que la mort clôt le livre. Mais il arrive qu’elle en ouvre un autre — plus profond, plus lent, plus habité. Ce texte n’est pas un adieu ; il est une présence, fragile mais insistante, offerte à ceux qui savent lire dans l’ombre. Et s’il parvient à murmurer quelque chose au cœur de ceux qui ont perdu, ou de ceux qui attendent encore, alors il aura accompli ce qu’un poème, parfois, sait faire : raviver doucement ce qui semblait s’être éteint.

Les Pèlerins de l’Invisible

J’ai vu, dans l’heure bleue où frissonne l’éther,
Le disque du soleil se fendre en mille éclats,
Puis choir, lascif, au bord des soirs ingrats,
Sous l’arche suspendue d’une lune en colère.

J’ai vu, courbés par l’âge, mes anciens trébucher,
Mais sans jamais ployer sous le poids de l’offense,
Gardant le front serein, leur pas dans le silence,
Offrant au sort cruel un cœur sans se venger.

Ils vivaient, droits et fiers, loin du plaisir frivole,
Éclairant l’horizon d’un zèle sans parole.
Et moi, l’âme enchaînée au spectre de la peur,
Je guette chaque souffle où vacille leur lueur.

Craignant de voir un jour la tombe les séduire,
Et d’éteindre à jamais leur douce voix m’instruire,
J’ai vu, dans l’océan, la houle en longs soupirs
Ronger les continents sous un vent libertaire.

Et comme un dieu marin disperser la poussière
Des âges et des murs dressés pour nous haïr.
Mais je n’ai point surpris le sommeil des amants,
Ni vu mes deux parents reposer côte à côte ;

Car l’un se lasse, hélas, l’autre tremble et redoute
Le déclin qui ravit les gestes d’antan.
Alors, naufragé d’un désir sans rivage,
Je perds, morne, le goût même du voyage.

Mon âme, voile usé par l’ombre et par l’ennui,
Se déchire au silence d’un amour qui s’enfuit,
Et la flamme vacille, en sanglot invisible,
Sous le vent glacé d’un deuil indicible.

J’ai vu le firmament, constellé de poussière,
Saigner son sang d’étoiles dans un ciel sans clarté,
Comme une pluie d’adieux tombant à volonté
Sur les marbres muets d’une terre trop fière.

Mais je n’ai point surpris le regard s’assombrir
De ceux dont l’âme en moi savait encore fleurir.
Je crus longtemps l’amour plus fort que l’éphémère,
Un phare éternel dans mes nuits solitaires…

Mais le Temps, ce fossoyeur, m’a ravi les témoins,
Et j’erre, comme un spectre, aux lisières des soins.
Le fer a transpercé mon cœur sans armure,
Et je marche à genoux, dévoré par l’usure.

J’ai vu l’eau bénir les déserts d’un baiser,
Et l’ombre caresser les buissons enlacés,
J’ai vu, dans un jardin qu’on jurerait céleste,
L’odeur d’un Paradis s’exhaler dans les restes.

Mais nulle vision n’a calmé ma douleur,
Car le sort, indolent, m’a ravi mes seigneurs.
Et je reste ici, pleurant sous les ramées,
À l’heure où l’oubli guette les âmes aimées.

Je murmure à leurs noms, j’égrène leur prière,

Un chapelet d’amour pend à mon cou de pierre.

Et, dans son or fané, j’entends leur voix si douce

Me dire, en soupirant : « La fin du corps n’est point une secousse. »

Poème 2 : Les Pèlerins de l’Invisible